Haiti : Mal gouvernance = Mal développement

Published On avril 9, 2019 | By Samanta Bellange | Uncategorized

Actuellement en Haïti, toutes les voix s’élèvent contre la mal gouvernance. L’extrême pauvreté dans laquelle vit la population en est la conséquence. Un pays ne se retrouve pas dans une telle situation du jour au lendemain. Nous subissons I’ impact et le coût de deux siècles de cette mauvaise gouvernance de notre pays et leurs effets sur la population.

En 1998, l’ancien secrétaire général des Nations-Unies, Kofi Annan, eut à déclarer ce qui suit devant l’assemblée plénière de l’organisation: « Une bonne gouvernance constitue peut-être le facteur le plus important pour éradiquer la pauvreté et favoriser le développement.» 21 ans plus tard, cette déclaration peut être reprise pour répondre à ce qui se passe chez nous, en Haïti.

S’il n’existe pas une définition universelle de la bonne gouvernance, cette notion se rapporte toutefois à la manière de formuler et de mettre en œuvre des politiques et d’instaurer un mécanisme de responsabilisation efficients et efficaces. Par exemple, d’une part, les politiques du pays doivent être conçues pour répondre à des enjeux clairement identifiés de façon à établir des programmes qui y répondent. D’autre part, nous devons instaurer un cadre de responsabilisation et de gestion définissant ses attentes en matière de saines pratiques de gestion et établissant le seuil de rendement acceptable pour son administration publique.

Il suffit de lire la Constitution en vigueur, certaines lois, certains accords, décrets, arrêtés, des circulaires et autres actes administratifs du pays pour se demander si les personnes qui les ont écrits et approuvés avaient considéré l’état de l’économie, le climat social, le manque des moyens de l’État, le haut taux d’analphabétisme, la culture et l’histoire du pays, le taux de chômage élevé, le contexte international et les imprévus.

Par exemple, pour instaurer les Collectivités territoriales et parvenir à la décentralisation exigée par la Constitution en vigueur, le pays doit avoir :

• 571 CASEC de 3 membres (1 713 membres au total).

• 571 ASEC dont le nombre de membres ainsi que la provenance de ces derniers ne sont pas déterminés (1 142 membres, au mieux).

• 146 conseils municipaux de 3 membres (438 membres au total). À cela, s’ajoutent leurs locaux équipés ainsi que du personnel administratif.

• 146 assemblées municipales dont le nombre de membres par assemblée peut varier de 2 à 13 [1], dépendant du nombre de sections communales que compte la commune en question.

• 146 conseils techniques qui pourraient être fournis par les administrations centrales sur demande de leurs communes respectives.

• Un nombre inconnu de délégués de ville [2].

• 10 administrations centrales dont le nombre de membres et la méthode de leur nomination ne sont pas mentionnés.

• 10 conseils départementaux de 3 membres (30 membres au total).

• 10 assemblées départementales formées chacune d’un représentant de chaque assemblée municipale du département en question.

• 10 délégués, à raison d’un par département, nommés par le pouvoir exécutif.

• 42 vices-délégués, à raison d’un par arrondissement.

• 1 Conseil interdépartemental de 10 membres qui assiste l’Exécutif et lui sert de liaison avec les départements.

• Évidemment, toute cette pléthore d’élus et de fonctionnaires nommés devront disposer d’une administration, du personnel administratif et de locaux pour les abriter.

De plus, afin de respecter les exigences du Décret du 1er février 2006 [3] fixant les principes fondamentaux de gestion des emplois de la fonction publique territoriale et de ses établissements publics, il faudra aussi combler les postes créés et comptabiliser les dépenses suivantes :

• Les frais consacrés aux 3 représentants du Conseil interdépartemental, aux 2 représentants des fonctionnaires territoriaux et au représentant du ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales qui composent le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (art.10 du Décret sur la Fonction publique territoriale). Cette organisation aura probablement besoin de personnels administratifs.

• Les frais consacrés aux 2 représentants du Conseil interdépartemental, aux 2 représentants du ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales et au représentant des organisations nationales de fonctionnaires des Collectivités territoriales qui forment le Conseil d’administration de l’Institut national de l’administration territoriale – INAT (art.18 du Décret sur la Fonction publique territoriale).

• Les dépenses de fonctionnement du siège social de l’INAT à Port-au-Prince ainsi que de ses annexes régionales (art.16 du Décret sur la Fonction publique territoriale).

• Les dépenses de fonctionnement des 4 centres de gestion régionaux de la fonction publique territoriale – CGR (art.28 du Décret sur la Fonction publique territoriale).

• Les dépenses de fonctionnement de l’Organisme national de retraite des agents des Collectivités territoriales (art.36 du Décret sur la Fonction publique territoriale).

• Les dépenses de fonctionnement de chacune des 5 commissions administratives paritaires (art.42 du Décret sur la Fonction publique territoriale).

Toute cette structure proposée s’ajoute aux ministères et autres bureaux publics que compte déjà le pays. Un État avec une si faible capacité à collecter des impôts et qui dépend en grande partie de l’aide internationale peut-il supporter ou financer le modèle actuel pour l’administration des Collectivités territoriales? Les recettes fiscales couvrent à peine les dépenses de fonctionnement des ministères et autres organismes publics. Dans ce cas, comment peut-on vouloir appliquer un tel modèle?

Une autre constatation est le non-respect, dans plusieurs cas, de la hiérarchie des normes. Ce principe veut qu’une règle de niveau inférieur respecte celle de niveau supérieur d’où elle trouve son fondement. C’est un moyen qui permet de protéger les droits garantis par la Constitution d’un pays. Pour y parvenir, il faut s’assurer que les lois se conforment à la Constitution, que les décrets respectent les lois, que les circulaires respectent les décrets ou les lois, etc. C’est ainsi qu’on parvient à assurer la cohérence et la rigueur dans l’administration d’un État de droit. De plus, il faut respecter les exigences légales. En Haïti, nous sommes très loin de cet idéal car les cas de non-respect de ce principe sont nombreux. Pour vous en donner quelques exemples, la Loi du 4 octobre 2006 [4] fixe le nombre de ministères à 17 et précise leurs noms, pourtant tous les gouvernements constitués après son entrée en vigueur ont eu plus de 17 ministres. Le Gouvernement avait transmis, le 4 avril 2017, un projet de loi au Parlement en vue de corriger cette situation. La nouvelle loi [5], semble-t-il, se fait encore attendre. Il arrive parfois, pour justifier l’émission d’un décret, que les gouvernements indiquent dans les « considérants » exposant les motifs justifiant le décret ce qui suit : «Considérant que le Pouvoir législatif est, pour le moment inopérant et qu’il y a alors lieu pour le Pouvoir exécutif de légiférer par décret sur les objets d’intérêt public.» Pourtant le Pouvoir législatif n’est pas censé être inopérant car l’article 95.1 de la Constitution stipule que «les sénateurs siègent en permanence.» C’est le cas par exemple pour les émissions le 6 janvier 2016 de quatre décrets [6] : le premier régissant le secteur de l’énergie électrique, le deuxième créant au ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales une direction chargée du Service d’incendie et de Secours, le troisième créant un organisme autonome à caractère administratif doté de la personnalité juridique et jouissant de l’autonomie financière dénommée : Autorité nationale de régulation du secteur de l’énergie (ANARSE) et le quatrième créant un organisme autonome à caractère industriel et commercial, jouissant de la personnalité juridique et de l’autonomie financière dénommée : Électricité d’Haïti (EDH).

Nous constatons qu’ :

• Une décision dont les conséquences peuvent être aussi lourdes pour le pays a été prise par décret gouvernemental alors qu’il existe un Parlement!

• Un décret émis par le Gouvernement le 6 janvier 2016 et paru dans le Journal officiel Le Moniteur le 3 février 2016 indique créer l’EDH qui existait déjà!

• Un autre décret paru le même jour crée au ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales la Direction du Service d’incendie et de Secours (DSIS) alors que l’article 272 de la Constitution exige que le Service des pompiers soit créé par la Loi régissant l’organisation, le fonctionnement, et la localisation des forces de police! Pour que ce soit constitutionnel, il aurait fallu qu’on amende ou abroge au préalable l’article 272 de la Constitution. Dans ce cas, il s’agit de la création d’une direction. Nous avons déjà vu des situations où il s’agissait de ministères. Par exemple, dans son rapport sur la situation financière du pays et l’efficacité des dépenses publiques pour l’exercice 2013-2014 (p.24 du rapport), la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif avait identifié trois ministères dont le fonctionnement s’inscrivait en marge de la loi tout en recevant des crédits budgétaires. Il s’agissait des ministères de la Communication, du Tourisme, de la Jeunesse, des Sports et de l’Action civique.

Toujours en prétextant que le Pouvoir législatif était inopérant, un Gouvernement intérimaire a émis le Décret du 1er février 2006 fixant les principes fondamentaux de gestion des emplois de la Fonction publique territoriale et de ses établissements publics. [7] Le Décret ne s’est pas contenté de créer des organismes [8] tels que le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, l’Institut national de l’administration territoriale (INAT), les quatre Centres de gestion régionaux de la fonction publique territoriale ainsi que les cinq Commissions administratives paritaires, il est allé jusqu’à exiger qu’une loi détermine les modalités d’organisation et de fonctionnement du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (art.15 du Décret), idem pour l’INAT (art.27 du Décret). Sachant qu’un décret est subordonné à une loi, c’est comme si on serait dans une situation où le subalterne commanderait son patron! L’organisme est créé par un décret mais ses modalités d’organisation et de fonctionnement seraient définies par une loi. Quel État! De plus, selon ce Décret, la nomination des fonctionnaires territoriaux est faite par le Conseil de la collectivité (art.7) et la nomination aux grades et emplois de la Fonction publique territoriale est de la compétence exclusive de l’autorité territoriale (art.53). Les exigences de ces deux articles ne respectent pas les articles 142, 160 et 171 de la Constitution. En effet, l’article 160 de la Constitution stipule que : « Le Premier ministre nomme et révoque directement ou par délégation les fonctionnaires publics selon les conditions prévues par la Constitution et par la loi sur le statut général de la Fonction publique. » L’article 171 précise que : « Les ministres nomment certaines catégories d’agents de la Fonction Publique par délégation du Premier ministre, selon les conditions fixées par la loi sur la Fonction publique. » L’article 142 stipule que : « Par arrêté pris en Conseil des ministres, le Président de la République nomme les directeurs généraux de l’Administration publique, les délégués et vice-délégués des départements et arrondissements. Il nomme également, après approbation du Sénat, les conseils d’administration des organismes autonomes. » Comme si ce ne fut pas assez, ce Décret se termine en indiquant qu’il abroge toutes les Lois ou dispositions de Lois qui lui sont contraires.

Le cadre légal et réglementaire de l’État haïtien compte de nombreux exemples de ce genre. Il faudra un jour se rendre à l’évidence que ces pratiques sont néfastes pour le bon fonctionnement de la société parce qu’elles ne permettent pas à l’État d’être adéquatement structuré pour concevoir, mettre en place et livrer des programmes dans le but de répondre aux vrais enjeux auxquels fait face notre pays.

Que faire? Il faut commencer par admettre que notre pays a été mal gouverné tout au long de son histoire, pas seulement depuis 1986, comme les nostalgiques le racontent. Puis il faut changer la manière traditionnelle [9] d’accéder à la direction du pays de sorte qu’un candidat ne puisse plus s’appuyer uniquement sur un slogan pour gagner les élections. Car ce type de critère favorise le baratin au détriment de la présentation d’un programme politique structuré décrivant notamment : les sources de financement et le budget anticipés, les ressources technologiques et logistiques requises, l’attribution des rôles précis aux différents ministères et organismes du pays, le calendrier et la stratégie de mise en œuvre du programme ainsi que sa stratégie de mesure de rendement et d’évaluation. La présentation d’un programme exigera des candidats qu’ils définissent clairement leurs priorités politiques et permettra à la population d’avoir une meilleure compréhension des résultats attendus et de la provenance des ressources anticipées. Cela aiderait certainement à séparer les candidats qui racontent des balivernes de ceux qui ont un programme crédible et réalisable à proposer. Voilà l’une des bonnes façons d’élever le niveau de nos chefs d’État.

Ensuite, les prochains gouvernements devront faire preuve d’imagination pour réformer l’administration publique en lui définissant une vision stratégique qui reflète qui nous sommes et surtout ce que nous voulons accomplir. Car, toute tentative de transformation structurelle du pays qui ne tirerait pas des leçons de son histoire serait vouée à l’échec. À ses problèmes de gouvernance, Haïti devra trouver par elle-même des solutions à la fois innovantes et réalistes qui tiennent compte de qui nous sommes.

Finalement, les gouvernements doivent accorder une attention soutenue à la fiabilité et à l’intégrité des informations financières et opérationnelles du pays. En effet, la politique budgétaire du gouvernement et la bonne gestion financière des ministères et organismes sont essentielles à la santé économique du pays. Par conséquent, le budget de l’État doit être crédible, voté dans les délais prescrits par la Constitution, conforme à la politique budgétaire et à l’action gouvernementale pour l’exercice fiscal en question. De plus, l’obligation doit être faite à tous les ministères et organismes de publier leurs états financiers en veillant à assurer l’objectivité et l’intégrité des données y figurant. À défaut de faire tout cela, notre pays continuera de s’embourber dans une crise économique sans fin.

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[1] Carrefour compte 13 sections communales.

[2] Les délégués de ville apparaissent dans la Section G du Décret électoral de 2015 mais pas dans la Constitution. Le Conseil électoral est censé avoir publié la liste des villes ainsi que le nombre de délégués de ville correspondants, conformément à une loi qui n’est pas spécifiée (art.71.2 du Décret électoral). Cette liste ne semble pas avoir été publiée. À ne pas confondre avec les délégués départementaux nommés par l’Exécutif.

[3] Décret du 1er février 2006 fixant les principes fondamentaux de gestion des emplois de la fonction publique territoriale et de ses établissements publics.

[4] Loi du 4 octobre 2006 fixant le nombre de ministères à 17.

[5] Projet de loi soumis au Parlement.

[6]http://www.sgcm.gouv.ht/wp-content/uploads/2017/03/DECRETS-RELATIFS-AUX-SECTEUR-ENERGIE-DSIS-ANARSE-ET-EDH.pdf

[7] Paru le 7 juin 2006 au Journal Le Moniteur (no 53).

[8] Section I, art.10; Section II, art.16; Section III, art.28 et Section IV, art.42 du Décret du 1er février 2006 fixant les principes fondamentaux de gestion des emplois de la Fonction publique territoriale et de ses établissements publics.

[9] Elle favorise le plus souvent ceux qui n’ont aucune aptitude pour être un chef d’État et qui se révéleront bien évidemment incapables de bien diriger le pays.

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